Quand les seniors s’emparent de l’espace public

Une quinzaine de portraits en noir et blanc, tous en plan américain, vont illuminer le centre de Vevey. L’une souriante, l’autre amusé, l’un placide, la suivante étonnée: des seniors de tout bord, hommes et femmes, se manifestent pour une fois dans la rue.
«Les personnes âgées souffrent souvent d’âgisme et de discriminations, assure Philippe Hirsiger, directeur de la Fondation Beau-Séjour et l’un des initiateurs du projet. Elles sortent de l’espace public. Grâce à cette exposition, elles le réintègrent et transmettent des connaissances, mais aussi des clés pour les futures générations.»
Chaque image sera accompagnée d’un extrait de texte autobiographique qui pourra être écouté intégralement à l’aide d’un QR code. On y parle de lectures, d’attachement à Vevey, de mariage, mais aussi de disparition d’êtres chers, de placements dans des foyers, de couple renié par les familles.
«Ces témoignages, récoltés par Natacha Garcin, médiatrice culturelle au Théâtre de l’Oriental, puis par Christine Laville, biographe, ont permis à nos bénéficiaires de se livrer, souligne Philippe Hirsiger. En lisant ces textes, j’ai aussi appris beaucoup sur la région, d’un incendie à Saint-Gingolph durant la guerre au voyage du frère de l’un de nos bénéficiaires décidé à tuer Hitler.»

Un projet en devenir
En 2022, le Théâtre de l’Oriental présentait la pièce «Les insoumis», ou la révolte des aînés contre la société qui voudrait les enfermer dans l’ennui. En parallèle, les neuf premiers portraits de seniors ont été réalisés en collaboration avec la Fondation Beau-Séjour et le Musée suisse de l’appareil photographique, pour lequel la photographe Julie Deleris travaillait.
«Le projet m’a plu, car j’ai toujours eu de bons contacts avec les personnes âgées, s’enthousiasme la vingtenaire veveysanne, actuellement étudiante à Paris. Avant les shootings, je ne connaissais rien d’elles. Mais après, elles me racontaient souvent leurs vies. Quand on est jeune, c’est un privilège de pouvoir apprendre des aînés. Cela donne des leçons de vie, les choses à faire et à éviter.»
Sur les 40 portraits qu’elle a eus la joie de réaliser – à découvrir dans leur intégralité en 2026 pour les 40 ans de la Fondation Beau-Séjour – la photographe retient entre autres l’histoire d’un homme qui s’est remarié très tard aux Philippines, contre l’avis de tous. «Il portait le costume de son mariage et a posé avec sa main bien en évidence, pour qu’on distingue son alliance. Cela m’a fait rêver de voir que même à cet âge-là, on peut garder son petit grain de folie. Pour ma génération, c’est aussi intéressant de savoir qu’à l’époque, aller chez le photographe coûtait très cher et que les gens qui s’y rendaient sortaient leurs plus beaux vêtements et chapeaux.»

Dignité et fierté
Durant la séance photo, chaque participant était invité à se positionner comme s’il rencontrait un ami dans la rue. Julie Deleris a aidé les timides à trouver une position naturelle, quand les expressifs se sont mis en scène avec désinvolture. «Nous avons choisi le noir et blanc pour uniformiser toutes les images. Et pour que l’on soit attiré par le visuel, les expressions, et non pas par une couleur tape-à-l’œil.» Bien installés dans leurs fauteuils ou posant debout, les seniors émouvants regardent l’objectif avec insistance, douceur ou perplexité, et se permettent de l’ignorer, avec malice, sur certains clichés.
Philippe Hirsiger a accompagné ses bénéficiaires à chaque shooting, de leur préparation à leur passage au studio du Musée suisse de l’appareil photographique. «Ce sont des moments importants pour moi, remarque-t-il. Y compris le trajet en bus jusqu’à l’atelier. Certains ont mis des habits originaux. D’autres laissent tomber le tintébin pour ne pas montrer leur vulnérabilité. Tous sont fiers de participer, d’être des acteurs mis au centre d’une exposition.» Ruth Pilet, Eric Roth, Liliane Robbiani… Autant de noms d’inconnus que les visiteurs ne sont pas près d’oublier.

cameramuseum.ch/evenement/fondation-beau-sejour-portraits/

«Fondation Beau-Séjour – Portraits», dès le 28 novembre et jusqu’au 31 janvier 2025 sur la place du Marché à Vevey, vernissage public le 2 décembre à 16h.